« Tell us more about you »
« Papa ! Papa ! Papaaaaaaa ! Papa, regarde-moi ! J’ai appris à faire la roue toute seule ! » La petite-fille, fière d’elle, se remet à faire la roue, un immense sourire sur son visage alors qu’elle tourne de nouveau le regard vers son père, Francesco, dont le regard reste fixé sur les dossiers devant lui. Il ne la regarde pas, ne la voit pas (jamais), perdu qu’il est dans une vie où une petite fille de sept ans n’a pas sa place. Rosario fait une petite moue, mais ne pousse pas plus que cela. Si son père s’énerve contre elle, elle a peur qu’il l’abandonne encore, et Olimpia n’aime pas rester seule dans cette grande maison glaciale. Enfin, non, pas seule. Sa tante, Belinda, et son frère aîné, Santiago, sont là aussi mais, à dire vrai, c’est comme si ce n’était pas le cas. Santiago est plus grand, n’a que faire de son enquiquinante petite-sœur et préfère largement rester enfermé dans sa chambre ou être dehors à jouer au foot. Sa tante, Belinda, passe son temps au téléphone ou à faire du shopping. Alors, Rosario s’enferme dans sa chambre et écrit (n’importe quoi, cela n’a pas d’importance. Les mots sont ses seuls amis).
Elle a huit ans, et son père l’emmène avec lui à New-York. Les lumières de Broadway sont magiques. Elle ne voit quasiment pas son père du voyage mais ce n’est pas grave, un agent la remarque et, très vite, elle se retrouve propulsée sur les scènes d’un théâtre, dans une comédie musicale. Toute sa famille déménage à Broadway pour cela, pour son rêve et, depuis son regard d’enfant, elle ne pouvait que se sentir chanceuse d’avoir une famille la soutenant autant, malgré le fait qu’ils ne soient pas unis. Elle aurait aimée que sa mère puisse la voir, mais cela faisait quelques années déjà que Stefania n’était plus avec eux. Rosario n’avait aucuns souvenirs d’elle, à part de vieilles photos que son père garda mais n’affichait pas. La seule figure maternelle que Rosario eut jamais fût celle d’une tante distante et ne s’occupant d’elle qu’en fasse des caméras, comme pour se donner bonne figure.
La comédie musicale fût un fiasco mais, dans toutes les critiques immondes, un seul point semblait être moins gris.
Malgré un scripte à l’histoire sordide, des chansons fades et une mise en scène mettant plus en valeur les décors que le talent des acteurs, la jeune Rosario Andrade est l’une des seules actrices se démarquant d’un ensemble qui, bien que tentant de porter le spectacle à bout de bras, manque des ressources nécessaires pour sauver quelque chose. Les enfants sont, au final, le seul élément réellement positif de cette comédie musicale.
Il serait facile de dire que la vie de Rosario changea à une vitesse fulgurante après cela, mais ce ne fût pas le cas. Seule dans un pays qu’elle ne connaissait pas, sans aucun amis envers qui se confier et prenant des cours particuliers de part l’insistance de son père à ce qu’elle reçoive un enseignement bilingue, Rosario était isolée de tout. Sa seule échappatoire, c’était le théâtre. A neuf ans, elle enchainait auditions sur auditions, prenait des cours de chants et de danse – Tout pour se sentir autre qu’elle-même, pour ne pas avoir à penser à sa propre solitude et au fait que son père n’était jamais là, son frère se moquait de son existence et sa tante ne lui voyait un quelconque intérêt que si cela pouvait faire augmenter sa propre popularité, la faire bien voir. Son enfance ne fût donc à partir de là qu’une série de castings où elle était exhibée par sa tante comme une bête de foire, un petit prodigue de la musique qui avait l’oreille absolue et pouvait tout faire, tout dire, tout ressentir. Rosario ne s’en plaignait pas, jamais, parce que sa tante lui affirmait que c’était ça le show business et qu’il fallait savoir s’y faire, et parce que à cet âge-là, la seule chose que Rosario souhaitait sincèrement était d’avoir la possibilité de faire ce qu’elle aimait. Depuis son arrivée à New York, il semblait bien que Rosario n’ait plus jamais vraiment été une enfant. Elle était un petit miracle, un prodigue, une adulte prisonnière d’un corps d’enfant et ayant bien trop conscience du vide dans sa vie. Publicités, pièces de théâtre, comédies musicales, films — Rosario faisait tout, était dans tout, obtenait tout. Ne manquant jamais de rien, les choses matérielles lui ont donc toujours semblées être acquises, à sa portée. Il lui suffisait de demander pour avoir quoi que ce soit, tout ses caprices lui étant passés par un père comblant son absence en cadeaux. Alors Rosario poursuivait l’immatériel.
A quatorze ans, elle décroche un rôle dans une série Disney Channel et part pour Los Angeles avec sa tante et son frère. A quinze ans, Disney Channel Mexique lui offre une série dont elle est le rôle titre, sur les tribulations d’une jeune participante à un concours de chant. La série est un succès et est renouvelée pour une seconde saison puis diffusée sur les chaînes latines des Etats-Unis. C’est grâce à cette série qu’à quinze ans, Rosario enregistre son premier album. Lorsqu’elle a seize ans, son père disparaît après une altercation supposée avec des membres d’un cartel. Il y a une enquête, bien sûr, et il remonte très vite à la surface que Francesco Andrade était un escroc travaillant avec de l’argent sale. Son corps n’est jamais retrouvé. Il est présumé mort et Santiago et Rosario se retrouvent sous la tutelle de leur tante Belinda, qui dépense allègrement l’argent gagné par sa nièce.
A dix-sept ans, avec un an d’avance sur la moyenne, Rosario est acceptée à la prestigieuse école Julliard et, à vingt ans, obtient son diplôme. A l’Université, elle rencontre Ricardo Torres, espagnol dont les parents se sont expatriés aux Etats-Unis pour leur travail, et se lie très vite d’amitié avec lui. Il lui dit qu’il compte partir en Angleterre pour trouver du travail là-bas, dans le West End de Londres, où les comédies musicales y sont supposément impressionnantes. Rosario n’est pas sûre de le croire, mais elle le suit, voulant absolument se défaire de l’emprise néfaste de sa tante, qui tente de contrôler son existence entière. Tante Belinda a raison sur un point, cela-dit — Ricardo n’aura jamais une grande carrière et, bien qu’il soit fou amoureux d’elle et que Rosario se sente attirée par lui, elle décide alors qu’il n’y aura jamais rien de plus qu’une relation physique entre eux. Il aurait pu être son premier petit-ami qui compte, mais la brune se refuse à se laisser aller.
A Londres, elle connaît un succès fulgurant en tant qu’Eponine dans la comédie musicale Les Misérables, et enregistre son second album avec un producteur australien grâce à ses relations. A vingt-trois ans, après avoir été dans Les Misérables et Mamma Mia, elle retourne à New-York pour y produire son troisième album, qui rencontre un bien meilleur succès que le second, et part en tournée durant sept mois pour ensuite retrouver New-York et les scènes de Broadway en tant que Sally Bowles dans Cabaret. Elle a complètement effacé Ricardo de sa vie, et lorsqu’il est de passage à New-York à Nöel pour y voir ses parents, il retrouve une Rosario qui n’est que l’ombre de celle qu’il a connu.
« T’en fais pas. C’est juste un peu de coke, et j’en prends qu’après le spectacle. » Lui affirma-t-elle avec un sourire dérangé, alors qu’il lui présente les sachets contenant de la poudre blanche.
« Ça me fait pas de mal, j’te dis. Ça m’aide, même. Tu ne comprendrais pas, alors fais-moi confiance. » Le pire est que Ricardo la croit. Apeuré pour sa santé, le jeune homme s’en veut de l’avoir ainsi laisser tomber et de devoir retourner à Londres sans elle. Tout ceci, c’est de sa faute. Il aurait dû la retenir. Le problème, c’est que personne ne peut retenir Rosario.
Elle a vingt-quatre ans, et fait scandale en passant six mois en rehab dans laquelle elle écrit une lettre à Ricardo, malgré tout.
Maintenant, je suis comme Amy Winehouse est la dernière phrase avant un simple
Je t’aime et sa signature. Rosario se demande à quel point tout ce qu’elle a écrit est vrai, mais décide qu’elle s’en moque éperdument. C’est en rehab qu’elle écrira toutes les chansons de son quatrième album, dont trois parlant d’une histoire d’amour torturée et deux parlent de la mère qu’elle n’a pas pu connaître puisqu’emportée par la maladie lorsqu’elle était jeune.
Lorsqu’elle sort, elle change de maison de disque et fait produire son album par un certain Martin Sharp. Son quatrième album est encensé par la critique et est de loin le meilleur, celui recevant le plus de succès pour ses textes profonds et que l’on dit autobiographique. Ricardo tente de l’appeler trente fois, pour parler des trois chansons d’amour qu’il pense basées sur leur histoire, mais Rosario ne répond pas. Elle a trouvé quelqu’un de bien mieux, bien plus fortuné et lui ouvrant bien plus de portes que lui en la personne de Martin Sharp. Sharp, de vingt ans son aîné, quitte femme et enfants pour être avec elle. L’affaire éclate dans la presse, c’est un coup médiatique de géni. Quelques mois plus tard, ils sont mariés et Rosario obtient un rôle dans un grand blockbuster, produit par l’un des amis du couple. Les rumeurs courent, et Rosario se plait à démentir, quand bien même certaines sont plus vraies que les mots sortant de sa bouche.
C’est sur le tournage du blockbuster que Rosario apprend qu’elle est enceinte. Cette nouvelle ne fait pas que chambouler sa vie, elle la dévaste. Rosario n’a jamais voulu d’un enfant, surtout pas maintenant alors qu’elle est encore jeune, et surtout pas de Sharp. Le garder aurait été de la folie. Elle pense alors avorter dans la discrétion la plus complète et ne jamais rien dire à Martin, mais le tout lui échappe des mains alors qu’elle ne puisse faire quoi que ce soit. Un des figurants ébruite la rumeur d’un futur enfant Sharp-Andrade auprès de la presse, et très vite la jeune femme se retrouve observée sous toutes ses coutures. Comme une bête de foire. Comme lorsqu’elle était enfant.
Elle essaye de mentir à son époux, bien sûr, mais la vérité la dépasse et est hors de son contrôle. Stefano Michael Sharp nait alors que ses parents sont en plein milieu d’un divorce compliqué et dont il est en partie responsable.
Son sauveur, pour une fois dans la vie de la femme, se trouve en la personne de Santiago, son frère l’ayant toujours ignoré. Il lui écrit un e-mail d’une seule phrase.
Je suis là si tu as besoin d’aide. Malgré les réticences de Rosario à demander une quelconque forme d’aide à qui que ce soit, elle répond. Elle est perdue, ne sait plus où aller, et quand bien même les retours médiatiques de son divorce et de la naissance de Santiago devraient être exploités, elle n’a pas la force. Devoir s’occuper de son fils l’empêche de travailler comme elle le souhaite. Alors, elle part rejoindre son frère en Argentine, dans la ville de leur enfance — Là où Rosario était encore une enfant innocente et où elle allait encore à l’école normalement. Santiago n’y met qu’une condition.
« Pour ton propre bien, » affirme-t-il alors qu’il lui dit que si elle compte vivre chez lui, il lui faudra retrouver un semblant de normalité, de stabilité. A dire vrai, Rosario ne s’en sent pas capable. Après tout ce temps, elle ne sait plus ce que sont la normalité et la stabilité. Cela dit, elle se doit d’essayer. Alors, elle fait ce qui semble stable et normal, et met à profit son diplôme de Julliard pour devenir professeur au Studio. L’art est son plus grand talent, après tout.